- Danièle G
Sel
L'Inutile est à la vie ce que le sel est à un mets élaboré, transcendant la fadeur en sublime.
Que font tous ces gens pressés ? Où courent ils ? Savent ils que
l'éphémère dirige leur vie en ce bas monde ? Ainsi songeait Abigail, en flânant désœuvré au long des quais de Seine, respirant à pleins poumons les effluves du fleuve, la tête emplie d’idées, celles qui peut-être alimenteraient son prochain roman. Car le projet mûrissait depuis plusieurs années dans son esprit vagabond. Et personne n'y croyait. Il venait même de se faire traiter d'INUTILE par son père ce matin même !
Son père, qui lui rabâchait sans cesse, qu'il s'était construit lui même, travaillant sans relâche pour terminer ses études d'ingénieur et monter ce projet désuet de bâches pour voitures, projet qui échoua bien sûr !
... Qui utiliserait une bâche pour sa voiture à notre époque, alors que l'automobile n'était devenue qu'un moyen facile de transport et non un symbole de richesse confortable. Tout comme les premières télévisions. Vraiment pour de l'Inutile parlons-en, pensait Abigail en admirant les chalands qui s'éloignaient et en écoutant les prémices du printemps dans les mélodieux chants d'oiseaux. Voilà la vraie vie…
Cette citation d'Ionesco lui revint en mémoire : « Si on ne comprend pas l'utilité de l'inutile, l'inutilité de l'utile, on ne comprend pas l'art; et un pays où l'on ne comprend pas l'art est un pays d'esclaves et de robots, un pays de gens malheureux, de gens qui ne rient pas ni ne sourient, un pays sans esprit; où il n'y a pas l'humour, où il n'y a pas le rire, il y a la colère et la haine. » ... cette pensée était sienne... Sa jeunesse insouciante
n'imaginait pas que d'aucuns puissent penser différemment. Personne ne comprenait dans sa famille que les Artistes étaient le sel de toute vie.
Une peinture, une photographie, un roman apportaient l'évasion
nécessaire à la monotonie du Vivre pour Vivre. «Va dire cela, lui
ressassait son père, au terrassier qui s'épuise sur sa pelle ou son marteau-piqueur. Va lui dire qu'un tableau ou un roman est utile à son épanouissement lorsqu'il rentre épuisé de sa semaine, va lui dire que cette photo de lui faite par Willy Ronis est le Sel de la vie... » Bien sûr, à chaque discussion, il prenait des exemples extrêmes ! Mais à y bien réfléchir ce terrassier serait peut-être flatté d'être pris comme thème d'une œuvre d'artiste, valorisant l'Utilité de son travail...
Ces pensées se bousculaient dans sa tête, en longeant les quais encore déserts et brusquement Abigail sentit au plus profond de son être que son roman était prêt, une sorte d'essai sur l'utilité de l'inutile ou du moins ce que le commun des mortels pensait inutile. Dès ce soir il commencerait à ce qu'il envisageait comme le début d'une Œuvre. Immense et Utile à la race humaine pour survivre, toujours survivre.