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Comme dans un Rêve

de Raphaël Kahan


Je me réveille avec une sensation de malaise. C’est le petit matin, la période où je mémorise bien mes rêves et seule cette chute sans fin me revient à l’esprit. Je suis revenu à moi avant de toucher le sol. Mais je tombais d’où et pourquoi ? Je suis devenu un vieillard et je regarde la télévision un peu engourdi, les yeux mi-clos. Je n’imprime pas les paysages d’îles paradisiaques avec ces plages de sable fin et ces cocotiers avec leurs feuilles palmées et leurs fruits lourds dirigés vers l’océan d’un bleu transparent où l’on devine presque les éclats de corail. La télécommande est sous mon oreiller, il me suffit de la saisir. C’est un grand écran plat avec une belle qualité d’image et un son très clair et puissant. C’est un cadeau de mes enfants pour mon anniversaire, je ne sais plus lequel, 80, 85 ans. Je ne suis pas dans un Ehpad, je n’en ai pas les moyens, mais toujours chez moi, seul car nous sommes en période de confinement. Ça arrange tout le monde. Je ne veux pas quitter mon appartement. Mais les journées sont longues et mes enfants me manquent. Je passe un peu de temps avec eux par Skype ou WhatsApp mais j’ai des difficultés à faire fonctionner tous ces appareils. J’aurais dû rester avec eux mais ils ne me l’on pas proposé et j’avais peur de déranger. Pour eux c’est une manière de me protéger. J’ai l’impression d’être dans un rêve éveillé. Je n’ai plus de visites, pas d’aide-ménagère, pas d’auxiliaire de vie, pas d’infirmière ou de médecins qui passent me voir. Pourtant j’aurais plein de choses à raconter, j’entends tout, les cris, les insultes, les pleurs, les rigolades, les discussions salaces et corsées des voisins par balcons interposés et même les coups et les hurlements de peur ou de colère. Je pourrais écrire tout cela pour m’en souvenir, mais me lever et m’asseoir à une table, je n’ai pas le courage. Je me sens très las et en même temps je ne veux pas sortir de ce rêve. J’ai l’impression que ma lassitude augmente de jour en jour, m’enveloppe et me maintient dans un état cotonneux de plus en plus confortable et apaisant. Cette sensation s’infuse en moi et devient mon quotidien. Je me demande si j’ai bien fait de ne pas avoir rejoint mes grands enfants. Mais me faire vilipender par eux ne me plait pas. Ils ne se rendent pas compte combien j’ai vieilli. Et puis entre ma fille qui se lève à 5 heures du matin pour aller travailler dans son magasin d’alimentation et mon fils qui travaille dans les travaux publiques, je ne sais pas si je les verrai très souvent. Je n’ai pas très envie de rester avec ma belle-fille toute la journée qui est en télétravail et avec qui je ne m’entends pas très bien… Mais il y a tous les autres, les enfants et les petits enfants. Ils me manquent terriblement. Je ne reçois pas d’appels ! Juste le son de la télé qui crache maintenant des pubs et des infos Covid en boucle. Macron visite un hôpital pas très loin de la Bastille. Quelle ironie. Je me demande depuis combien de temps je ne me suis pas lavé. Quelle importance ! Personne ne s’en inquiète. Je me sens de plus en plus las. Je commence à avoir un peu faim. C’est normal il est déjà midi. Mais je préfère retourner dans mon lit et me reposer un peu. J’entends sonner. Qui peut bien venir me voir ? J’espère que je n’ai pas raté une chose importante… La fin du déconfinement ! Non ce n’est pas possible ! Quelle histoire ! On n’est pas en guerre. Nous avons affaire à un ennemi invisible et sournois et les mesures prises nous aliènent encore plus. On nous retire toutes nos libertés. La population est soumise au bon vouloir des autorités qui décident de tout. C’est pratique, ils peuvent faire ce qu’ils veulent sous prétexte du bien collectif. On sonne à nouveau à la porte. J’ai du mal à sortir de mon lit. Je dois trouver le courage de me lever. Depuis quelques jours j’ai même du mal à aller aux toilettes. Ce doit être une erreur. Ça va finir par s’arrêter de sonner. La sonnerie reprend de plus belle. Elle est de plus en plus insistante. Je me décide à me lever. J’ai mal partout comme si j’avais des courbatures. Je suis assis sur le bord de mon lit et je dois trouver l’énergie de me mettre sur mes jambes et d’avancer. La sonnerie s’est arrêtée, je vais pouvoir regarder encore un peu la télé avant de me lever. Mais non ça continue… Je me décide à y aller à petits pas, titubant comme si j’avais bu. En passant dans le couloir je croise ma tête dans le miroir. Quelle vision. J’ai vraiment une sale tronche. C’est ma voisine du dessus. Je ne lui ai presque jamais adressé la parole, seulement pour dire bonjour et au-revoir en la croisant dans les escaliers. Elle est bien plus jeune que moi, dans les 60 ans je dirais. Elle a un visage rassurant et doux. Un peu comme la Joconde en plus vieille, moins joufflue, les rides en plus, et les cheveux plus clairsemés et poivres et sels. Une version plus mûre quoi. Si j’avais quelques années de moins elle serait mon type, mais ma libido est en berne, comme ma mémoire. Je me sens flottant, indécis, mal à l’aise. Elle me parle comme si j’étais un gamin et se tient à distance comme si jesentais mauvais. Mon odeur ne doit pas être très engageante. - « Je vais faire des courses, vous n’avez pas besoin que je vous ramène quelque chose ? De la nourriture, de la lessive ou autre chose. Dites-moi, ça vous évitera de sortir. » - « Vous voulez faire les courses pour moi ? » Ma voix est rauque et désagréable comme si je trouvais sa proposition incongrue. Pourquoi je réagis de cette manière ? J’essaie de me reprendre. Une faible éclaircie pointe des brumes de mon esprit. Des larmes me montent aux yeux, sans doute l’émotion de voir une personne qui se soucis de moi. - « Pensez-y, et laissez-moi votre numéro de téléphone, je vous rappellerai et vous me donnerez votre liste. » Je repars dans mes pensées. C’est épuisant cette discussion. Je n’arrive pas à me concentrer. Cela fait combien de temps que je n’ai pas fait cet effort ? Elle me parle et je n’arrive pas à réagir. - « Donnez-moi votre numéro de téléphone, je vous rappelle plus tard ! » Je sens qu’elle s’énerve et perd patience. Elle articule tous les mots comme dans un film au ralenti. - «  06 22 36 24 15 » J’arrive encore à m’en souvenir. - « Tenez mangez ce plat cela vous fera du bien. » Elle me tend une assiette couverte d’un film fraîcheur et me la colle dans les mains. - « Mer..merci m’dame » Je prononce ces mots en balbutiant, et pourquoi je l’appelle madame ? - « Mettez le plat cinq minutes dans le micro-onde et essayez de baisser le volume de la télé on ne s’entend pas. » Je la regarde disparaître dans le couloir. Je vois les têtes de mes voisins, devant leurs portes ouvertes, étonnés qui observent la scène dans le couloir. Je referme la porte. Mes larmes coulent. La honte me submerge. Je fais réchauffer le plat. Il a très bon goût et ressemble au gratin de hachis Parmentier que me faisait ma maman. J’ai du mal à manger, cela fait trop longtemps que je n’ai pas dégusté un vrai plat et j’ai un peu mal à l’estomac. C’est comme un électrochoc. Je réalise que je dois faire un choix, soit continuer à glisser dans le néant et perdre pied ou rejoindre ma famille et prendre le risque d’attraper la maladie mais rester au moins vivant pendant quelques temps. Ce doit être ma décision et pas celui imposé par la société.

Frank est maintenant en famille. Il ne regrette pas son déconfinement. Il se sent plus utile avec eux. Après plusieurs semaines il doit aller à l’hôpital, il a des problèmes respiratoires, mais il ne regrette rien, c’était son choix. Il a eu le temps de remercier toute sa famille. Il ne sait pas s’il s’en sortira mais il sourit aux siens en les quittant. Il entend sa belle-fille lui lancer avant de monter dans l’ambulance : - Et puis vous, ne vous laissez pas frapper par ces bêtises de médecin, que diable ! Ce sont des ânes. Vous vous portez comme le Pont-Neuf. Vous nous enterrerez tous !

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