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  • Martine Bluteau

Dans la rue


Je m’appelle Éric, c’est ce que je lui ai dit à elle. En vrai, c’est mon deuxième prénom, le premier est trop moche. Je vis dans la rue. Enfin vivre, ce n’est pas le mot, je survis. Depuis combien de temps, je ne sais ? Des fois je dis huit mois, des fois je dis deux ans. Mais qu’importe. Parfois, je me dis que je vais y mourir.

Cet été j’étais installé dans le renfoncement d’une porte de supermarché, à l’abri du soleil et de la pluie et où je pouvais m’allonger. Rester assis était devenu pour moi une souffrance. J’étais épuisé. Je dormais beaucoup. Parfois des gens me poussaient du pied pour voir si je n’étais pas mort. Ils ne s’approchaient pas, j’étais sale et je puais, enfin c’est ce qu’ils disaient. Certains me laissaient, quand même vite fait, quelques pièces jaunes, d’autres à manger, des choses que je n’aimais pas toujours, mais je n’avais pas le choix.

Ce jour-là quand elle s’est arrêtée, même si mes yeux étaient fermés, je ne dormais pas. Elle a dit - Bonjour Monsieur, alors j’ai ouvert les yeux. J’ai pensé : une étoile dans ma nuit. Elle me regardait tristement en souriant. Mon visage était couvert de plaies et de croûtes qui me démangeaient atrocement et que je grattais parfois à sang. Elle a cru que je m’étais battu.

- Non je lui ai dit c’est le masque qui m’irrite. Elle a souri. - Il faudrait aller vous laver, il y a des douches publiques pas très loin. J’ai répondu : - Je sais, mais je n’y vais plus, il y a trop de promiscuité et j’ai peur d’attraper le covid. Elle a encore souri. Ma dernière douche remonte à ? Je ne sais plus ! - Il faut au moins vous couper les ongles et les nettoyer. Ce soir je vais vous apporter un coupe-ongle, du désinfectant et une pommade pour vos plaies.

Elle est partie, elle était pressée. Je l’ai espérée tout l’après-midi, je ne voulais pas dormir de peur de la manquer. Elle est revenue vers 19h. Elle m’a vite expliqué pour les médicaments et elle est partie en disant - A demain. Je ne sais pas pourquoi, mais depuis ce jour j’ai l’impression que mon cœur est un peu ébréché. J’ai tout fait comme elle a dit. Aujourd’hui elle m’a regardé en passant - Vos plaies vont mieux, il faut continuer. Elle allait repartir. J’ai vite sorti mes mains de dessous ma couverture et je les ai levées bien haut pour qu’elle voie mes ongles coupés et nettoyés. - C’est bien, je suis contente pour vous. Mais elle était encore pressée et elle est vite partie.

Ce matin le gérant du supermarché m’a dit qu’il fallait que je parte.- Vous êtes installé devant une porte de sécurité et les vacances sont terminées. Je n’ai pas saisi ce qu’il voulait dire, mais j’ai émigré de l’autre côté de la rue, sur le pas de porte d’un restaurant fermé à cause du covid. Ce n’est pas très large et quand je m’allonge mes jambes dépassent sur le trottoir. J’ai mis un temps fou à traverser tous mes sacs, je suis si faible, je dois faire au moins du un à l’heure ! Ce qui me tracasse c’est qu’elle ne va peut-être pas me retrouver. Mais elle est maline et ce soir elle est là. Elle m’a demandé mon prénom et mon âge. - J’ai 59 an, mais je ne les fait pas ! - C’est vrai vous avez un regard si jeune. Mes yeux sont très bleus et parfois ça fait peur aux gens. Mais à elle non. Elle me sourit.

Chaque jour des gens me disent que je ne peux pas rester là où je suis et ils essaient de me faire partir. L’autre soir, ils ont appelé les pompiers qui m’ont conduit à l’hôpital. J’ai dû revenir seul dans le petit matin, j’ai cru que ne pourrais jamais arriver.

J’étais pressé de la revoir pour lui raconter ma nuit. J’avais pris une douche, c’était merveilleux et en plus ils m’avaient donné des vêtements propres. Je me sentais bien.

Maintenant, elle s’arrête chaque jour et me demande si j’ai mangé. Au début je n’osais pas, je disais ça va. Mais aujourd’hui j’ai dit Non. - Que voulez-vous que je vous apporte ? - J’aimerai du porc au caramel avec du riz. J’adore !

Elle a mis du temps à revenir, elle n’en avait pas trouvé et m’a apporté à la place du poulet. C’était pas mauvais, mais c’est pas pareil.

L’autre jour j’ai vu qu’elle parlait avec le patron du restaurant d’à côté. Elle est venue me dire qu’il se plaignait car je laissais toutes mes ordures sur le trottoir et que ça sentait mauvais et que ce n’était pas bon pour le commerce. Elle a apportée deux grands sacs poubelle, mais je n’ai pas pu me lever, mon corps ne répond plus. Elle a tout ramassé seule. Je crois que ça l’a un peu agacé.

Aujourd’hui c’est le propriétaire de l’immeuble qui est venu me dire qu’il allait faire condamner la porte et que je devais partir. J’étais désespéré, je ne savais où aller. Je ne voulais pas trop m’éloigner pour qu’elle puisse me retrouver. Je me suis traîné jusqu’au square au bout de la rue et me suis allongé sur l’herbe, sous des arbustes près de la grille. Comme ça elle pourrait me voir en passant. Mais le soir les gardiens sont venus me dire que je devais être parti le lendemain matin. J’ai finalement atterri sur un banc de la place, aménagée au bout du square, en piste de pétanque.

Il est midi, je la vois qui viens vers moi.

- Vous avez encore déménagé ?

- Partout où je vais ils me chassent, je ne sais pas pourquoi ?

- Peut-être que les gens ont un peu peur de vous ?

- Mais vous, vous n’avez pas peur.

- Moi, je n’ai peur de rien, et en riant elle a ajouté - sauf de la connerie. J’ai ri avec elle.

Le temps a changé, le vent à souffler très fort toute la nuit. Il a plu des trombes d’eau. J’ai reçu un marron sur la tête. Je l’ai bien astiqué, il est beau, tout brillant, il a un peu la forme d’un cœur. Je vais lui donner.

Il pleut depuis plusieurs jours, enfin surtout la nuit. Chaque matin je suis trempé et transi de froid. Toute la bouffe que les gens m’ont donnée est imbibée et immangeable. Je m’en fous car il me laisse n’importe quoi et de toute façon je n’ai même plus la force de manger, ni de me lever pour aller la jeter à la poubelle qui est à trois mètres, où pour aller aux toilettes. Je reste allonger, envelopper dans des couvertures détrempées, les yeux fermés. Ils croient que je dors, mais je les entends tous ces connards de boulistes qui n’arrêtent pas de m’insulter.

Ce matin elle est passée. Elle m’a appelé doucement, mais je n’ai pas ouvert les yeux. Elle a ramassé les ordures. Elle m’a demandé ce qu’elle pouvait m’apporter à manger, mais j’ai continué de faire semblant de dormir et elle est partie.

Dans ma vie d’avant j’étais artiste peintre, j’aurai aimé la rencontrer alors pour la dessiner ou la peindre. Mais maintenant je n’ose même plus la regarder tant ma déchéance est profonde. Elle est revenue le soir. Elle m’avait acheté une doudoune, un pull et un pantalon.

- Ce serait bien de vous laver un peu et de vous changer là dans les toilettes.

- Je le ferais demain, ce soir je suis top fatigué pour me lever. J’ai dit. J’ai fermé les yeux. Elle a mis le sac sous le banc et m’a dit bonsoir à demain. Je crois qu’en ce moment je l’énerve un peu.

J’ai mal dormi, il pleuvait, j’avais froid. Je me suis levé à l’aube et je me suis dit qu’aujourd’hui j’allais essayer d’aller jusqu’aux bains publics. Elle sera contente ! Mais il était tôt. J’ai traversé la rue et me suis assis à la terrasse de la boulangerie du coin qui était en train d’ouvrir. Ils sont gentils, ils me donnent toujours un café bien chaud, un croissant parfois. Je me disais que j’allai reprendre des forces. Mais au moment où j’allai me remettre en marche, un camion poubelle s’est arrêté le long de la place. Des gars en jaune se sont dirigés en riant vers mes bancs et ont ramassé toutes mes affaires qu’ils ont jetées dans la benne. En même pas cinq minutes tout avait disparu : la nourriture, ma pochette qui contenait mes papiers, et le sac de vêtements. C’était comme si je n’avais jamais existé !

Je suis allé me réfugier dans le square, bien à l’écart et j’ai pleuré. Vers midi je l’ai aperçue qui se dirigeait vers mes bancs. Elle a parlé au SDF qui faisait la manche à l’arrêt du bus. Elle ne pas vu et est repartie de l’autre côté.

J’ai dû perdre conscience car je me suis retrouvé assis sur un banc du square sans savoir comment. Je n’avais plus ni chaussures ni pantalon. Mes jambes étaient sales. J’ai décidé de les laver dans la fontaine. Mais il y a des marches pour y descendre et j’avais peur de tomber tant elles ne portent plus. C’est alors que je l’ai aperçue, elle parlait avec les gardiens du square. Elle s’est avancée vers moi. - Éric vous ne pouvez pas rester-là, on peut appeler pour vous trouver un abri. Jusque-là j’avais refusé, je ne voulais pas me retrouver avec des autres de la rue. Beaucoup boivent et ils deviennent mauvais. Ils peuvent vous frapper pour vous voler. Mais là je n’ai plus rien. Alors j’ai dit oui.

Un des gardiens s’est avancé. Elle lui a parlé, mais je ne comprenais pas ce qu’ils disaient.

- Il a appelé des associations pour que l’on vienne vous chercher, mais on ne sait pas à quelle heure. En attendant vous allez manger. Elle m’avait apporté une barquette de pâtes à la viande hachée. C’était encore chaud. Mais j’étais tellement faible que je pouvais à peine porter la fourchette à ma bouche. Elle a cru que je n’aimais pas. J’ai dit - C’est bon. Elle a souri.

C’était bientôt l’heure de la fermeture du square. Elle m’a dit de ne pas m’inquiéter. - Si l’on n’est pas venu vous chercher avant 20h, les gardiens vous installeront devant. Il n’y aura pas de problème. Je vais retourner chez moi prendre la photocopie de votre carte d’identité que vous m’aviez confiée. Je reviens vite. Et si les autres arrivent avant son retour ! Je ne lui ai même pas dit au revoir.

Les secouristes arrivent et elle n’est pas encore revenue. Ils avancent vers moi avec un fauteuil roulant et commence à me soulever. Je voudrais leur dire d’attendre mais je n’ai pas la force de parler. Elle arrive comme nous sortons du square. Elle met la photocopie dans la poche de ma veste. - Vous pouvez me donner des nouvelles j’ai écrit mon nom et mon numéro de téléphone. Elle dit - Au revoir Éric, ça va aller !

Le fauteuil accélère. Je dis - Moins vite, mais ils ne m’entendent pas.

Je n’ai même pas pu lui répondre et lui dire aussi que je n’ai plus de téléphone, on me l’a volé.

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