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  • Nicole Kahan

Ephémera

Par une nuit d’hiver un voyageur rencontre un vieil homme à la barbichette blanche, vêtu d’une cape orange et d’un bonnet jaune vif. Il reconnaît tout de suite le fameux gardien d’Ephémera,

la ville invisible. Il le salue. Ce dernier l’ignore et passe son chemin. Mais au bout de quelques mètres, il s’arrête, se retourne, revient sur ses pas et lui fait signe de le suivre. Ils cheminent

alors en silence, dans le froid et la neige jusqu’à ce qu’ils atteignent les ruines d’un site abandonné.

- Voilà ! vous êtes arrivés, déclare l’homme d’une voix rauque avant de disparaître dans la brume.

Le voyageur se retrouve seul dans la nuit noire et épaisse. Il entend au loin le hululement d’une chouette. Autour de lui, un amas de bâtisses effondrées dont l’une plus imposante, probablement l’église du village. Transpercé par le froid, il se remet en route, parcourt les ruelles étroites et défoncées et débouche sur un passage plus large, sans doute la rue principale. Il s’arrête devant une bâtisse carrée qui semble mieux préservée. Une grosse pierre,

vestige d’un ancien banc est placée juste devant l’édifice. Il s’assoit et observe la lune qui s’est levée et éclaire comme en plein jour les ruines qui l’entourent.

Soudain, il tend l’oreille. Il distingue le son d’un carillon, puis un murmure et des voix distantes qui se rapprochent. Il sursaute quand tout à coup il voit surgir d’une rue adjacente des hommes et des femmes habillés de vêtements traditionnels. Ils marchent d’un pas vif, discutant les uns avec les autres, riant, s’esclaffant, grondant les enfants qui jouent à cache-cache dans la rue et

bousculent les passants. Une musique d’orgue de Barbarie se fait entendre mais il n’arrive pas à repérer d’où elle peut provenir. Une marchande des quatre-saisons interpelle les villageois de sa voix tonitruante et ne manque pas de réparties pour attirer les clients.

Subitement, sur le trottoir opposé, la vitrine du boulanger s’éclaire et tout le monde se précipite pour faire la queue. Une odeur délicieuse s’échappe de l’échoppe et lui rappelle qu’il

n’a pas mangé depuis la veille. Il se lève pour se mêler à la foule, se dirige vers la boulangerie quand soudain, comme les lumières d’un théâtre qui s’éteignent, tout disparaît. Il se retrouve de nouveau seul dans la rue silencieuse. Il scrute les alentours, regarde autour lui. A l’emplacement de la boulangerie il ne voit qu’un amoncellement de pierres. Un vent glacé s’est levé et lui fouette le visage. Désorienté, transi, il pénètre dans la bâtisse devant laquelle il s’était assis.

Il s’engage dans un couloir sombre. Il accède à une immense pièce dont les murs sont couverts d’étagères croulant sous le poids de centaines de livres brochés. Il en prend un au hasard et remarque qu’il n’a pas de titre. Il ne trouve pas non plus le nom de l’auteur. Il ouvre la première page et commence à lire. C’est bien un alphabet latin qui est utilisé mais il ne comprend pas un seul mot. Quelle langue cela peut-il être ? Un bruissement d’aile le fait tressaillir.

Il lève la tête et aperçoit au milieu de la pièce une vitrine dans laquelle est exposée une collection de sable de couleurs et de texture différentes provenant de pays du monde entier.

Perplexe, il s’approche et examine les petites bouteilles alignées les unes à côté des autres.

- Ah ! Ah ! Vous l’avez trouvé !

Surpris, il se retourne et découvre un homme minuscule, habillé d’un costume cravate vert et d’un chapeau-melon fuchsia. Il balbutie.

- Qui êtes-vous ?

- Moi ? Je suis M. Palomar, et je suis comme vous à la recherche de cette collection de

sable exceptionnelle.

- Mais pas du tout !

- Comment ça, pas du tout ?

- Vous vous trompez complètement !

- Oh ! Allez ! Ne faites pas l’innocent !

- Mais je ne fais pas l’innocent !

- Bon alors soyons clair ! Je suis arrivé avant vous. C’est donc moi qui ai les droits exclusifs sur cette collection.

- C’est ridicule ! Je ne savais même pas que cette collection existait ! Alors pourquoi voulez-vous que je revendique quoi que ce soit ?

Le petit homme, la tête penchée sur le côté, le regarde d’un air dubitatif.

- Alors, pourquoi êtes-vous ici ?

- Par curiosité.

- Curiosité ?

- Oui, je cherche la ville invisible ?

- La ville invisible ? De quelle ville invisible, parlez-vous ? Il y en a des milliers !

- Des milliers ?

- Mais bien sûr !

- Vous connaissez Ephémera ?

- Elles s’appellent toutes Ephémera.

- Ah ! Bon ! Et comment fait-on pour y pénétrer ?

- Mais, vous y êtes mon bon Monsieur !

- Je suis à Ephémera !

- Combien de fois, il faut vous le dire !

- Et cette collection de sable elle appartient à qui ?

- Mais bon sang ! Je vous l’ai déjà dit. A moi !

- Oui, mais avant vous, elle appartenait à qui ?

- Ah ! Avant, ça c’est une autre histoire ! Il paraît que c’était la propriété du Chevalier inexistant.

- Le chevalier inexistant ?

- Oui, comme son nom l’indique, le Chevalier inexistant !

- Et, il est où ce chevalier ?

- Eh bien, dans la ville invisible !

- Alors, il est ici ?

- Peut-être ! Mais peut-être pas !

- Mais vous m’avez bien dit que nous étions dans la ville invisible ?

- Oui, mais comme il y en a des milliers…

Tout à coup, un hurlement suivi d’un martèlement de sabots déchire la nuit et un cheval blanc monté par un chevalier déboule sur eux. Ils ont à peine le temps de se coller au mur pour l’éviter. Le cheval se cabre pendant que le chevalier invective M. Palomar.

- Espèce de voleur, à la noix de coco. Pour qui te prends-tu ? Tu crois que tu vas repartir avec ma collection ? Que nenni ! Tu ne vas pas t’en tirer comme cela !

Avec sa lance, il le transperce puis se tourne vers le voyageur qui a juste le temps de fuir en direction du couloir.

De nouveau seul dans la rue, le voyageur reprend peu à peu ses esprits.

La neige a recouvert les ruines du village d’un manteau blanc et les premières lueurs de l’aube pointent à l’horizon. Il reprend sa marche en ressassant les événements de la nuit et sort du village invisible.

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