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  • Claudine Cotte

Et voilà que s'ouvre la fenêtre

Recroquevillé au fond du lit, hâve et décharné, le vieillard étouffait sous l’édredon qui l’ensevelissait. Entre deux respirations sifflantes, de grosses quintes de toux lui déchiraient la poitrine. Pour échapper à la douleur, il fixait le rai de lumière qui filtrait entre les lourds rideaux poussiéreux. Le jour se levait, bientôt il entendrait au-dessus de sa tête le pas lourd de sa servante Amélia. Elle entrerait alors dans la chambre avec sa grogne, sa mauvaise humeur et le café matinal, seule présence qui lui restait depuis le décès de sa femme Hortense huit années plus tôt.


Amélia avait râlé trois jours quand il avait exigé qu’elle fasse descendre son lit dans le petit salon jaune et bleu du rez-de-chaussée et l’installe juste en face de la fenêtre donnant sur la rue. Caprice ! disait-elle, mais le jeune Docteur Martial, qui

avait repris la clientèle de son père, avait trouvé l’idée excel-lente et l’avait soutenu. Elle avait du céder.


Ah ! Vibrer encore ! Respirer la tiédeur des matinées, entendre les enfants jouer sur la place, leurs cris joyeux et excités, voir les commères s’arrêter sur le chemin du marché et lui souhaiter le bonjour en avançant des têtes curieuses. Cela faisait des mois que foudroyé par l’hémiplégie, il s’était alité et n’avait plus eu que cette fenêtre pour unique horizon.


L’hiver avait été pénible, la fenêtre restait fermée, les rideaux de dentelle ne laissaient passer qu’une lumière grise et froide. Quand Amelia daignait les laisser ouverts, il s’absorbait dans le dessin des ramures dénudées que le vent agitait doucement. Il suivait la course des nuages, il écoutait les pas pressés heurtant les pavés de la rue et devinait les heures sans même jeter un coup d’œil à l’horloge. 8 heures 30 : galopades des gamins en retard pour l’école, 11 heures : ménagères rentrant préparer le repas, 17 heures : les réverbères s’allumaient… Son reflet le fixait alors dans la fenêtre obscure comme s’il regardait dans un vieux souvenir.

Amélia venait fermer les rideaux, remonter ses oreillers, lui ap-porter ses cachets et sa camomille et il soupirait de douleur et de solitude. Il rentrait alors dans sa nuit.


Mais le printemps venait, les jours s’allongeaient, une brise légère pénétrait par la fenêtre ouverte et les arbres de la place se couvraient d’une multitude de corolles blanches et roses. Toute la douceur du monde avait éclos sous ses yeux. Il aurait voulu sortir, maudissait sa paralysie, ses membres atrophiés, sa faiblesse de

nonagénaire. Ah ! Si vieillesse pouvait ! Comme il sauterait par la fenêtre !

Parfois, un chat en maraude s’asseyait sur le rebord, jetait un regard curieux dans la chambre et dédaigneux, se léchait soigneu-sement les pattes avant de bondir gracieusement sur le sol, ignorant l’invitation pressante qu’il lui adressait. Il s’en désolait, songeant à tous les renoncements auxquels l’âge et l’infirmité le

condamnaient. Le monde est vaste mais ma fenêtre est étroite et là, désormais, se résume tout mon univers.


C’est ainsi qu’il s’éteignit doucement, semaine après semaine, dans un chatoiement de lumière dorée et dans la senteur des fleurs, le sourire aux lèvres.

Quand Amélia le découvrit mort un bel après-midi de juin, quelques corolles aériennes s’étaient posées sur la couverture, elle les balaya d’un rude revers de main et chassa le chat qui lui tenait compagnie sur le rebord de la fenêtre en la refermant brutalement. Certains êtres n’ont jamais été sensibles à la beauté du monde.

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