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  • Anne Ballner

Mikado

Le vent souffle depuis le début de l’après-midi. Il ne fait pas assez froid pour une tempête de neige, mais Florence imagine que l’averse ne va pas tarder. Sans doute une énorme averse venue

de l’océan inonder la forêt.

Elle a décidé de se préparer un bon dîner. Pas question de se laisser aller sous prétexte que George s’est absenté pour cinq jours. Elle en profite pour faire une petit cure végane. Ce soir,

potimarron farci aux champignons. C’est aussi bon que beau, coloré à souhait pour égayer une soirée d’hiver. Et tellement simple à préparer. Le plus difficile est sans doute de couper le potimarron sans s’entailler un doigt avec son grand couteau japonais.

Elle est contente de sa journée. Elle a bien avancé ses ébauches et pense d’ici dix jours présenter au directeur des Dalles Blanches ses échantillons. Refaire toute la décoration pour ce qui concerne les tissus du palace - rideaux, fauteuils, nappes, linge des chambres- est son premier grand projet. Elle crée des motifs inspirés du site. La forêt est une source d’inspiration sans limite pour elle.

Les champignons ramassés à l’automne puis congelés crépitent dans la poêle. La Cinquième de Beethoven passe à la radio.

Son portable affiche un message de Claire :

« Coucou Maman j’espère que tu vas bien. Exam de litt contemp ds 3 j. Je révise à fond. Gros bisous »

« Oui ça va bien, toi aussi j’espère. Bon courage ma chérie, je suis sûre que ça va marcher.

N’oublie pas de bien manger. Je t’embrasse très fort. »

Un souffle de nostalgie envahit Florence. Claire est partie de la maison depuis trois mois. Le nid est vide. C’était prévu, inévitable mais elle s’autorise tout de même à regretter l’époque où ses

trois enfants couraient partout dans la maison. Son fils aîné vit au Canada et le cadet est en stage au Japon.

Elle tire les rideaux du séjour. Elle hésite à fermer les volets mais y renonce. Il pleut déjà très fort et il fait nuit. Trop tard pour mettre un pied dehors.

Vers 21 heures, une furie de vent s’abat sur la forêt. Les arbres sifflent et hurlent. Les branches geignent, s’entrechoquent. Des claques de pluie frappent les vitres par vagues. Des milliers de de

petits bruits secs à chaque vague.

Florence adore sa maison et son environnement, sauf dans ces conditions, seule à la maison par une nuit de tempête. Les sons amplifiés par sa solitude déchaînent son imagination.

« Non, je ne suis pas peureuse. C’est seulement que j’ai trop d’imagination.» répétait-elle a son frère qui se moquait de ses peurs à l’adolescence.


Cela n’a pas changé. Le grincement de la girouette en métal sur le toit de son atelier s’est tu. Ce bruit entêtant, crispant lui manque maintenant. Son absence l’inquiète. Il a dû arriver quelque chose. Elle entend tomber des branches. Soudain, la lumière s’éteint. La ligne qui chemine le long du sentier forestier pour rejoindre la route a dû être arrachée. Son esprit se met en mode pilote automatique. Garder son calme, faire le point des ressources.

Trouver les bougies, les batteries, les torches. Demain appeler George pour qu’il lui indique comment mettre en route le groupe électrogène. Appeler la compagnie d’électricité au petit matin

pour faire rétablir la ligne. La maison ne sera certainement pas prioritaire. C’est la même chose à chaque fois. « Tant de travaux pour un seul abonnement, vous comprenez... »

Heureusement, à chaque automne, ils font élaguer les arbres qui entourent la maison. Cela la désespère toujours de voir ces belles branches aux couleurs chatoyantes tomber dans un bruit sourd et un frémissement de feuilles.

Pourtant ce soir, elle se dit qu’un arbre, poussé par les autres comme un château de cartes, serait assez haut pour s’écrouler sur la maison. Les sols sont détrempés depuis des jours. Les racines ne sont pas suffisamment ancrées.

Il n’y a rien à faire ce soir. Rester à l’abri et faire taire son imagination qui l’empêche de soulever un coin de rideau pour regarder dehors, de peur d’y croiser un regard fou, peut-être le sien, des branches arrachées, fracassées dans le jardin, sur le toit de la maison ou de l’atelier. Inutile d’appeler George ce soir, de l’inquiéter inutilement.

Alors elle s’enroule dans un plaid, se blottit au milieu des coussins du canapé. Elle se sent mieux dans le séjour, près de la cheminée, plutôt que dans sa chambre à l’étage. Elle essaie de se

souvenir des exercices de yoga pour calmer sa respiration et son esprit.

C’est le silence qui la réveille. Plus aucun bruit. Cela semble irréel. Il fait à peine jour. Ses peurs de la nuit se sont dissoutes. Il lui faut affronter la réalité en ouvrant les rideaux. C’est un fatras de branches côté jardin. Au sommet de ce mikado géant, la girouette est posée comme la première pièce à retirer, petit voilier de métal figée à la crête d’une vague de brindilles. Côté forêt, un tronc s’est abattu par miracle dans le potager, à trois mètres de la cuisine.

Se remémorant cette soirée angoissante, elle se dit finalement qu’il n’y avait rien à faire, ce qu’elle a fait au mieux. C’est maintenant qu’il faut agir mais avant tout elle a besoin de réconfort. Appeler

George malgré le décalage horaire, malgré la distance. Se décharger de cette angoisse, se faire rassurer. Avant d’appeler, d’un doigt tremblant, elle consulte la météo sur son portable. Grand ciel

bleu et vent 10 kilomètres heure pendant trois jours. Un poids énorme libère sa poitrine.


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