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Un discours de trop
de Raphaël Kahan Ouf ! Après des décennies de dur labeur à une cadence effrénée, je vois enfin arriver le bout du tunnel, la fin du calvaire. Mettez-vous à ma place… En ce jour du 27 juin 2020, nous venons depuis peu de sortir du confinement et de la crise du Covid 19. Aujourd’hui, c’est mon dernier jour de travail et même si c’est loin d’être mon exercice favori, je vais vous dire quelques mots avant mon départ, tradition oblige. Embauché en 1968, 52 ans de boulot déjà, après les nombreuses réformes sur la retraite, surtout la dernière, je pensais ne jamais y arriver dites donc ! Le plus dur c’étaient les quatorze dernières années, celles où je vous ai rencontrés. A mon dernier changement à Tumalax.gmbh où je me trouve actuellement, chers collègues, le summum a été atteint. Je viens pourtant de la société TGTR (Tu Gagnes Tu Restes) affiliée à la société TPTD (Tu Perds Tu Dégages). J’ai travaillé de nombreuses années avec la première boîte, jusqu’au jour où j’ai été muté dans sa filiale TPTD. A peine deux ans après j’étais licencié avec pertes et fracas. J’ai eu de la chance, chers amis, d’avoir retrouvé du travail avec vous. Pour ça je vous serais éternellement reconnaissant de m’avoir accueilli. Je suis arrivé à Tumalax après 38 ans de travail et un âge avancé incompatible avec une fin de carrière enrichissante. On fait des réformes pour nous forcer à cotiser le plus longtemps possible, mais après avoir atteint les quarante-cinq ans on considère que vous êtes terminé. Il me restait encore un quart de mon temps à trimer ! Je suis resté intérimaire pendant un an et demi. Il fallait bien ça pour vous décider ! Remarque, je n’ai pas eu de période d’essai après ! Encore heureux… Chez vous, on m’a donné mes plus grosses responsabilités. Manager dix personnes dont cinq à six cents kilomètres de la boîte. A cette époque à part le téléphone et les déplacements il n’y a pas les moyens d’aujourd’hui, visio- conférences, Webex, Skype, What’s up, Skybex, Whavicon et autres. Mais j’ai le soutien inconditionnel de ma direction et j’ai rapidement pris les choses en main. Enfin presque. J’ai attendu cinq jours avant de le voir. Et personne pour m’expliquer le boulot et me dire ce que je devais faire. Si, un collaborateur désigné par mon boss et qui faisait partie de mon équipe devait m’expliquer. C’est pratique pour bosser avec lui après ! J’ai même appelé ma boîte d’intérim pour leur expliquer la situation et leur demander de me trouver une autre mission… Après ces quelques jours, il a enfin débarqué tout enjoué dans mon bureau comme si de rien n’était : - « Bonjour Raphaël, alors comment ça se passe, bien ? » J’étais tellement surpris que je ne savais plus comment répondre. - « Bien, je ne sais pas, se passe, oui ». - « A la bonne heure alors je vous laisse, à plus tard ». Dans cinq jours encore, non ! Je me jette devant la porte avant qu’il n’ait le temps de la franchir. - « Attendez, je suis censé vous revoir quand ? » Il a l’air très surpris de ma question. - « Mais quand vous voulez, mon bureau est juste de l’autre côté du couloir ». - « Oui mais s’il est vide ça ne m’avance pas beaucoup ». - « Oui je sais j’ai dû m’absenter quelques jours, mais rien de particulier dans tout ça ». - « Non monsieur pour vous peut-être, mais pour moi je trouve la situation très particulière ». - « Oui, bon alors dites-moi ce qui vous tracasse ». - « Bon alors je développe, je ne sais pas quelles sont mes fonctions exactes, je n’ai aucun détail sur la manière de procéder, où trouver les informations, enfin vous voyez, des petites choses sans importance quand vous entrez pour la première fois dans une boîte et sans lesquelles vous ne pouvez absolument rien faire. Alors voilà, avant de retourner dans votre bureau, j’aimerai connaître tout ça avec un maximum de détails ». - « Oh mais il ne faut pas vous énerver comme ça, tiens je vous écris tout ça au tableau ». Après sa présentation, je lui demande de me présenter les personnes que je dois manager. Les trois premières sont très réservées. Les deux suivantes un peu moins ». - « Voilà, je vous présente Frank et Luc, ils sont dans la boîte depuis 45 et 32 ans ». - « Bonjour Messieurs ». Répondirent-ils. - « Bonjour. Vous occupez quelles fonctions ? » Demandai-je - « Oh, Frank est dans l’administration des ventes et Luc est au contrôle de gestion. Je vous laisse maintenant, je n’avais pas prévu de passer tout ce temps avec vous cet après-midi ». - « Je m’en doute bien ». Rétorquai-je en regardant mes deux comparses qui en profitèrent pour s’approcher de moi et me dire. - « Nous n’accepterons pas de recevoir des instructions de la part de quelqu’un qui n’est pas de la boîte. Autant que les choses soient dites clairement ». - « Ça ne peut pas être plus clair, au moins vous êtes très franc, Frank ». répondis-je. Et je m’en allais sans attendre mon reste. Dans ces cas-là ce n’est pas la peine de discuter. J’appelle les gars de Toulouse. Je veux entendre leurs voix et me faire une idée des personnes en face de moi et si elles sont dans les mêmes dispositions que les Parisiens. C’est une conférence à six. Ils sont beaucoup plus sereins, et le resterons jusqu’au bout. Je suis loin d’eux et je n’ai pas le droit pour des raisons de sécurité de voyager pendant ma période d’intérim. Le pied pour eux. Au bout d’un an environ mon chef direct Brigitte tombe malade et je le remplace pendant sept mois : mes collaborateurs sont toujours aussi dévoués dans ces moments difficiles. - Fabien, s’il te plait tu pourrais récupérer toutes les procédures ainsi que les liens pour les bases de données partagées du service. - Mais monsieur, on n’a pas de bases partagées et je ne connais pas de processus. - Vous faites comment pour travailler alors. - Ben en fonction de nos périmètres respectifs on a chacun un bout sur nos disque durs ! - Et je suppose que les fichiers de Brigitte sont sur le disque dur de son PC qu’elle a emmené avec elle. - Ah forcement elle travaillait régulièrement depuis chez elle. - Et comment on récupère les fichiers ? - Oh mais il y a un chrono avec les derniers fichiers diffusés. - Super, un chrono, alors on va bien s’amuser à tout recopier et créer notre nouvelle base de données. Mon boss le N+2 est de mauvaise humeur car il doit nous donner un coup de main forcément. C’est un mono tâche, il faut guetter le moment où il décide de travailler pour notre bastringue. Sinon vous vous retrouvez avec deux bateaux mono et tâche et si mono tombe à l’eau vous êtes mal. Quand Brigitte revient de sa dépression, il reprend ses activités comme avant sans oublier de faire un RAZ de toute ma mise en place. Mon N+2, pour me remercier me décharge de mes tâches managériales. Merci patron… Ensuite se pose la question d’arrêter mon contrat ou non. Finalement je suis embauché, mais il est moins une, mon chef a encore besoin de quelques mois encore pour se remettre de tout ça. Mais là, je ne vous ai décrit que deux ans, la suite aussi vaut son pesant d’or. Mais ce sera pour un autre numéro ! J’arrête cette description cauchemardesque et je ne vous le cache pas, je ne suis pas nostalgique de quitter la société. Je pourrai aussi dire, pour vous un départ en retraite, c’est presque de la science-fiction, où alors vous avez intérêt d’être en très bonne santé. Mais sincèrement j’aurais préféré que vous puissiez faire comme moi. Je serais certainement très occupé comme la plupart des retraités et j’ai plein de projets à réaliser dans cette nouvelle vie. D’abord je vais profiter de ma femme qui a si souvent accepté que je sacrifie un peu de notre temps à mon activité professionnelle. Je l’imagine déjà me dire : - Je viens de laver par terre, tu pourrais quitter tes chaussures ! - T’as pas quelque chose à faire au lieu de traîner là ? - T’écoute ce que je te dis ? Répète moi ce que je viens de dire ? Ça me promet de belles journées ! Je souhaite par ailleurs passer du temps avec mes enfants que j’ai vu grandir et mes petits-enfants à venir j’espère, et je ne me lasserai jamais de les regarder évoluer et progresser. Pour mon plaisir personnel, je prendrai soin de mon jardin, je continuerai à pratiquer le trail ou encore passer des heures à lire tous ces ouvrages accumulés sans jamais pouvoir leur porter toute l’attention qu’ils méritent. Mais chers collègues, chers amis, rassurez-vous : je saurai bien évidemment me réserver un peu de temps pour vous. Je ne vous ai pas parlé de mon goût pour l’écriture et j’ai la ferme intention de ne pas regretter le « bon vieux » temps passé en votre compagnie. Je reviendrai vers vous en écrivant régulièrement sur ces anecdotes et me remémorant l’absurdité de tous ces moments passés ensemble. Il y a là beaucoup de grain à moudre et des mines intarissables de connerie humaine. Alors à bientôt et… merci pour tout ! P.S. Je n’ai pas pu prononcer ce discours car le confinement a duré jusqu’au 15 juillet.