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Vieillesse
Déjà six ans ; la dernière fois que je l’avais vue, elle était aussi assise dans sa cuisine-salle à manger à la même place, le regard pareillement orienté vers la porte fenêtre, tout près de la grande table recouverte d’une toile cirée, encore intacte. Elle m’en avait alors raconté des histoires, colportées par les habitants de son hameau qu’elle côtoyait sans vraiment s’en rendre proche. Elle tenait à son indépendance et je la savais entêtée à l’idée de continuer à mener sa vie solitaire. Pensive, elle en avait toujours l’air, mais surtout déterminée à ne pas se laisser abattre. La vieillesse, un naufrage ? m’avait-elle glissé, d’un ton détaché. Son mobilier n’avait pas changé, et si la cheminée avait été rafistolée et la machine à laver entreposée tout à côté, elle, la grand-mère, c’était de l’arbre millénaire, faite de ce bois impérissable, la poutre maîtresse de sa maison. Les arbres fruitiers qu’elle contemplait à travers sa porte fenêtre, elle en prolongeait les racines, elle y puisait sa sève. Cerisiers, pommiers, mirabelliers, plantés à la naissance de ses enfants, petits- enfants, bien éloignés maintenant mais toujours présents en fleurs, en fruits au retour de chaque saison. Ne rien oublier de son enfance, et le motif quadrillé des oranges de la toile cirée, c’était la trace persistante de celles qui lui étaient offertes à Noël, comme seul cadeau. Se contenter de peu, méditer en laissant venir les sensations simples, de chaleur émanant de son éternelle cuisinière à bois, de couleurs, l’ocre de la terre dont ses mains depuis qu’elle était petite gardaient l’empreinte et qui l’avait nourrie quand son mari y travaillait. Mémoire d’un lieu incorporé par tout ce qui s’y tisse d’impressions de la matière environnante, elle n’avait jamais songé à quitter la maison où elle était née. Reliée inextricablement à la trame de ses jours, elle n’en était pas prisonnière. Elle accueillait chaque lendemain, reconnaissante d’être dans le cours des choses, comme l’eau qui suit son cours sans penser à sa destination. Et rien de ce qui l’avait malmenée en certaines épreuves n’entravait son désir de vivre le quotidien comme du nouveau toujours à recommencer. Traversée du temps en un seul lieu, dans la permanence des choses et la douce lueur de chaque jour. Elle ne m’avait pas attendu, elle n’attendait personne. Ce n’était pas l’image attendue de la vieillesse. Elle était tous les âges de la vie.