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La libération des gloups

d'Anne Ballner

Ils sont partis, j’en suis certain. Les seuls signes de leur présence sont sonores et répétés. Ils ponctuent la journée d’une présence envahissante, menaçante. Bruit de chenilles des chars, de bottes claquées sur la route, d’armement de fusils, d’ordres saccadés, parfois un coup de feu. Je les ai répertoriés et notés. Ils se reproduisent à intervalles réguliers. Ils sont sûrement partis. Ils ne peuvent pas mobiliser suffisamment d’hommes pour occuper les villages. Ils veulent envahir tout le pays. J’attends encore deux jours et je sors. Je serai prudent mais ma mission est essentielle. C’est l’aboutissement de ces mois de confinement. Je n’ai pu les supporter que dans l’objectif de pouvoir les relâcher. De quelques spécimens réfugiés dans la charpente de l’entrepôt, j’ai organisé un élevage. J’en ai plus de six milles. Heureusement, ils ne sont pas bruyants. Pour les nourrir, je leur ai sacrifié ma bibliothèque. Ils ont un goût certain pour les livres anciens. Ils détestent les magazines, dommage, moi aussi. Les jeux de société ont eu du succès, surtout les billets du monopoly. C’était drôle de les voir tenir avec leurs petits pieds les coupures colorées. Je suis seul, les jeux ne me manqueront pas. Et puis, ils me sont sympathiques ces petits gloups. Je les ai appelés ainsi car je ne connais pas leur nom. Ils ont mangé le dictionnaire. Avec beaucoup de patience, j’aurais peut-être pu les reconnaître sur une illustration. Je suis seul depuis que mon chien s’est sauvé. Aussi, je leur parle beaucoup pour ne pas perdre la voix. Un instituteur muet, ce n’est pas courant. Mon ouïe s’est affinée je crois. J’entends éclore les œufs. C’est extraordinaire la naissance d’un gloup. Elles sont nombreuses. Mais je n’ai plu rien pour les nourrir. De tous les papiers peints de la maison, c’est le bleu de ma chambre qui leur a vraiment plu. C’est pour demain. J’ai aménagé mon vélo pour transporter ma colonie de gloups dans des boîtes en métal. Je sais exactement où je vais les libérer. Dans le bois d’eucalyptus qui longe la plage. Les feuilles au sol sont à leur goût. J’en avais quelques-unes à la maison pour démarrer le feu. Ils ont adoré. Trois heures. L’aube n’est pas levée. J’ai bien huilé la chaîne de mon vélo. Je pédale pieds nus. Je connais le chemin par cœur, l’obscurité ne me gêne pas. Pas un bruit, pas une lumière venant des maisons alentours. Tout est encore figé. Le chemin devient sablonneux. Je reconnais le bois au son du vent dans les grands arbres. J’appuie mon vélo à un tronc. Avec la première boîte, je m’enfonce dans le bois. Mes pieds font craquer les feuille sèches. Leur odeur m’envahit. Un goût de liberté retrouvée enfle ma poitrine. Je vide doucement la boîte. À l’oreille, je sais qu’ils s’éparpillent autour de moi. Quelle joie de libérer mes petits compagnons ! Leur retour à la nature anticipe, je l’espère, le retour à une vie normale dans le village. Je ne peux pas m’attendrir plus longtemps, il y a six autres boites. A la dernière, je m’accorde quelques minutes. Il fait moins sombre. On entend siffler quelques merles. J’aperçois un gloup escalader un tronc. C’est formidable, ils savent aussi grimper ! De retour chez moi, je me sens bien seul. Plus personne à qui parler. Demain je retourne voir comment ils se sont adaptés. La brise est tiède. Et mon vélo sans les boites est beaucoup plus maniable. Quelle liberté de rouler dans la nature silencieuse. Quelle impatience de retrouver les petits protégés. A l’approche du bois, je perçois qu’il manque quelque-chose. C’est le bruit, le bruit du vent dans les cimes des eucalyptus. Je fais quelques pas. Mes pieds font craquer les feuilles au sol, comme hier. Je n’aperçoit aucun gloup. Levant les yeux, je comprends avec effarement le silence. A la lueur de l’aube, je ne vois que des branches dépouillées de leur feuillage. Les troncs sont lisses et les écailles d’écorce ont disparu. Qu’ai-je fait ? J’ai libéré un nouvel envahisseur !

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