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  • Isabelle Vier

Les mots valise

« La téléportation est devenue aussi fiable que l’avion : il n’y a qu’une chance sur un million pour que ça tourne mal. En cas d’incident, les gens ne s’écrasent pas, ils vont dans une dimension

inconnue. On dit aujourd’hui que ceux qui arrivent à bon port sont un peu déçus. »

Guylaine replie le journal du matin. Décidément le monde est devenu fou. Pendant des années les gens se sont lamentés des dangers de l’avion et maintenant il faudrait croire au miracle de la

téléportation. Guylaine sent le rythme de son cœur s’accélérer, elle commence à avoir chaud, la tête lui tourne. Bon sang, demain elle va devoir utiliser ce nouveau mode de transport et vraiment, vraiment ça ne la fait pas rêver. Elle qui a peur de sortir de sa maison, qui longe les murs pour aller faire ses courses, qui ne sort qu’aux moments où il n’y a quasiment personne, elle sait que cette

expérience ne va pas du tout être une aventure mais plutôt une épreuve.

« Pourvu que j’arrive à bon port du premier coup » prie-t-elle silencieusement en préparant ses affaires de voyage. Un tout petit sac avec tout le nécessaire de secours : on ne sait jamais. Elle range sa tablette et relit son discours de demain : elle doit présenter le nouveau filtre à azote qui va être utilisé dans toutes les stations d’épuration du pays. Ce sera au palais des congrès, devant tous les directeurs, les scientifiques et les politiques. Un grand moment.


8h30 : Guylaine se retrouve dans le grand hall de la téléporStation. Hyper design, high tech : les ingénieurs n’ont pas lésiné sur la construction. On est bien conscient qu’on est en 3025. Guylaine

regarde autour d’elle : tout le monde à l’air détendu, à l’aise dans cet espace confortable et luxueux. Elle a l’impression de ne pas être à sa place.

« Les passagers pour le voyage 2728 à destination de New Paris sont invités Porte 13 » Porte 13, j’espère que cela va me porter chance. Guylaine suit le mouvement et se retrouve sur une plateforme métallique. Quand le tube s’abaisse autour des voyageurs, elle ferme les yeux et serre les poings. La dernière chose dont elle se souvient c’est de la vibration sous ses pieds, une étrange

sensation dans ses bras puis… plus rien !

Plus un bruit. Guylaine ouvre les yeux. Tout est vert, tout est calme, en plein bois. Le soleil perce à travers les feuillages. Ça sent bon. Assise sur le tapis de feuilles mortes, elle se lève, sa petite valise à la main. Elle sent le désespoir monter en elle : « Pourquoi moi ??? J’en étais sûre ! C’est pas de la

téléportation, c’est de la catamorphe !» Elle s’avance au hasard, perchée sur ses escarpins à talons haut et son tailleur Chanel : même vêtue avec soin, elle fait vraiment tache dans ce décor.

Après ce qui lui paru plusieurs éternités, elle finit par trouver une clairière et quelques habitants.

Aussitôt elle sens le stress monter en elle. A son grand étonnement elle ne croise que des enfants qui la regardent avec de grands yeux étonnés. Un petit groupe s’avance vers elle. Un tout jeune garçon s’approche et lui touche le bas de sa jupe.

- Pourquoi t’es là toi ? T’es punie ? Qu’est ce t’as fait de mal ? »

Spontanément elle s’accroupit pour se mettre à la hauteur du petit bonhomme.

- Faire du mal ? Non, pourquoi ferais-je du mal ? 

- Mais t’es sur la montagne de la Cataleuse. Tu ne connais pas la Cataleuse ?

- Non !

- La montagne où sont abandonnés les mauvais enfants ? Tu connais pas ?

- Non ! C’est bizarre comme idée. Tu es un mauvais enfant toi ?

- Oui ! J’ai été abandonné il y a deux ans déjà.

- Ah bon ? Pourquoi cela ?

- Il paraît que c’est parce que je n’écoutais pas bien à l’école. Je m’ennuyais trop alors il parait que je perturbais l’ordre dans la classe. Mes parents ne savaient plus quoi faire pour moi. J’ai

dû changer d’école plusieurs fois. Finalement les grands ont décidé de m’abandonner la veille de Noël dans la forêt de la Cataleuse. Ben maintenant je suis bien ici avec tous mes amis.

- Où vivez vous ?

- Dans nos cabanes, dans les arbres. Idéal pour des nuits tranquilles » dit une voix profonde.

Un jeune homme robuste c’est approché du groupe.

- C’est Tony, notre chef pour dire, car il est le plus âgé et un des premiers abandonnés à Cataleuse.

- Et celui-ci que lui est-il arrivé ? » Un gamin avance avec un drôle de bandage sur le visage.

- Ça c’est Aldo. Il est tombé lors d’une chasse. Tony lui a fait un catamal avec les plantes de la forêt.

- Il n’y a que des garçons dans le groupe, pas de fille ?

- Non, les filles, même si parfois ce sont de vraies pestes, elles le cachent bien et elles font genre d’être toujours les premières de la classe. Les adultes aiment les premières de la classe alors elles ne sont pas abandonnées à Cataleuse.

- C’est pas juste ! » dit le bambin de sa petite voix. Des fois même elles trichent mais elles ne se font jamais prendre.

- Vos parents ne vous manquent pas ?

- Ils nous ont abandonné. Non, ils ne nous manquent pas.

- Doudou me manque à moi ! dit la petite voix.


Guylaine se sent étrangement bien dans ce lieu improbable, en pleine nature, entourée d’enfants devenus grands avant l’heure, intelligents et vifs. Elle repense alors à l’étrange phrase de l’article paru dans le journal et comprend : « Certains, en arrivant à bon port, étaient un peu déçu… »

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