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  • Nicole Kahan

Ma tante Marguerite

Ma tante Marguerite avait la langue bien pendue. Pas étonnant qu’au cours des années, elle soit devenue une conteuse hors pair.

Quelque soit l’événement, aussi insignifiant fut-il, elle le trans-formait en un récit palpitant avec péripéties, rebondissements et suspense en veux-tu en voilà. Enfant, je buvais ses paroles comme du petit lait mais très vite je me suis rendu compte des incohérences et des exagérations de ses histoires à dormir debout et je me suis mis à la soupçonner d’en inventer les trois-quarts.

C’était un véritable moulin à paroles qu’un rien suffisait à amorcer. Le flux de ses paroles déferlait alors tel un tsunami que rien ne pouvait arrêter.

Que je revienne de l’école avec les genoux égratignés et hop ! la voilà qui me racontait l’histoire de son amie Michelle, tombée d’une falaise, un jour de grand vent et qui s’en était tirée avec quelques contusions et un mal de crâne pour le reste de sa vie. Je doute que cette Michelle n’ ait jamais existé car ma tante était une personne très solitaire avec peu de relations.

Plus je grandissais, plus j’avais la certitude que toutes ses his-toires, fruit de son imagination n’étaient qu’un prétexte pour attirer l’attention sur elle et combler un vide existentiel.

Malgé tout, bon an mal an, nous la supportions car elle avait le cœur sur la main et était d’un grand recours pour ma mère qui nous élevait seule, n’arrivait jamais à joindre les deux bouts et constamment tirait le diable par la queue.

Nous étions tellement habitués à son babil comme bruit de fond, que nous n’y faisions plus attention. Aussi, nous ne nous sommes pas rendu compte tout de suite du changement qui s’était opéré chez elle.

Au début, elle cachait son problème en utilisant des périphrases pour remplacer un mot qu’elle ne retrouvait pas. C’était comme un jeu de devinettes et on s’était dit qu’elle essayait encore d’attirer notre attention en nous forçant à participer à son verbiage.

- Ah ! Comment ça s’appelle ? J’ai le mot sur le bout de la langue ! Vous savez bien, ce fruit qui commence par un c et que l’on mange au début de l’été !!

- Des fraises ?

- Mais non ! Quand vous étiez petites, on s’en servait pour faire des boucles d’oreilles !

- Ah ! Tu veux dire des cerises !

- Exactement ! Tu as trouvé ! Donc, je continue mon histoire. Madame Gérard avait acheté des cerises au marché quand…


Mais peu à peu, les devinettes ont cessé comme si le jeu n’en valait plus la chandelle. Cela lui devenait probablement insupportable de constamment chercher ces mots qui lui échappaient. Alors, doucement, elle s’est refermée sur elle-même.

Des silences de plus en plus fréquents ont émaillé son discours et son regard est devenu lointain comme si elle nous quittait pour un autre univers.

Nous nous tous sommes inquiétés. Nous qui avions eu tant de mal à supporter son bavardage, nous étions maintenant là, à la supplier, à cor et à cris, de nous raconter une dernière histoire.

Mais c’était trop tard. Ses histoires s’étaient envolées en même temps que ma tante.

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